Die Schöne Müllerin : un romantisme classique

Samuel Pouyt
22 min readNov 17, 2020

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Bien que d’aucuns associent les cycles de Lieder comme un genre musical datant seulement du début du romantisme allemand, c’est un genre ancien dont des exemples peuvent être trouvés déjà en 1609 avec Venus Kräntzlein de Schein ou encore le cycle de Heinrich Albert datant de 1645: Musicalische Kürbs-Hütte. Mais lorsque le genre est abordé, la première figure qui vient à l’esprit est Franz Schubert et ses deux cycles: Die schöne Müllerin et Die Winterreise. Nous allons ici nous attarder sur la construction formelle du premier de ces deux cycles pour démontrer que ce « nouveau » genre mis en place par Schubert reste une œuvre, bien que romantique de part son sujet et le traitement de sa musique, dont les origines classiques peuvent être retrouvées quand la forme et la structure de l’œuvre sont abordées.

Schubert est né le 31 janvier 1797 à Lichtenthal près de Vienne. Le premier Lied de Schubert ayant survécu a été composé alors qu’il n’avait que 15 ans. Son frère, Ferdinand, rapporte que Franz composait déjà à l’âge de huit ans, mais aucune de ces compositions n’a survécu. C’est en 1813 qu’il compose sa première symphonie fortement influencée par Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, et surtout par Ludwig van Beethoven. Durant sa courte vie (Schubert décède le 19 novembre 1828 à l’âge de 31 ans), Schubert composa plus de six cents Lieder. Il est certainement une des références de ce genre musical, tant par la quantité de Lieder composés que par la mise en valeur de ce genre musical populaire. Schubert éleva ce genre.

Die schöne Müllerin est donc un cycle de Lieder probablement composé entre mai et décembre 1923. Schubert utilisa un cycle éponyme de poèmes écrits en 1821 par Wilhelm Müller. Comme nous le verrons plus tard, les poèmes écrits par Müller ont été écrits dans un esprit complètement différent de celui de Schubert. Selon John Reed, Müller faisait partie d’un cercle de jeunes intellectuels. Ce cercle, continuant la tradition des chansons et drames de meuniers datant du dix-huitième siècle. Pour le cercle, le jeu consistait à ce que tous les participants choisissent un rôle et que chacun écrive sont texte en vers. Müller immanquablement choisissait le rôle du jeune meunier. Müller poussa l’idée un peu plus loin et à la suite de ces soirées composa un recueil de poèmes qu’il publia en 1821. Le titre de ce recueil, Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten[1], tout comme le prologue et l’épilogue qui ferment le recueil, démontrent le côté léger de l’œuvre :

Ich lad’ euch, schöne Damen, kluge Herrn,

Und die ihr hört und schaut was Gutes gern,

Zu einem funkelnagelneuen Spiel

Im allerfunkelnagelneusten Styl;

Schlicht ausgedrechselt, kunstlos zugestutzt,

Mit edler deutscher Rohheit aufgeputzt,

Keck wie ein Bursch im Stadtsoldatenstrauß,

Dazu wohl auch ein wenig fromm für’s Haus.[2](Müller 1821:3)

Quand Schubert sélectionne les poèmes pour sa Die schöne Müllerin, il n’en utilise que vingt. Il laisse tomber le prologue et l’épilogue. La lecture de ces textes par Schubert est bien plus sérieuse et romantique que le ton donné par le poète pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, sans même parler de mise en musique, la sélection de poèmes de Schubert change déjà le ton général de l’œuvre de Müller. Sans le titre du recueil dans lequel est publié Die schöne Müllerin, sans le prologue ni l’épilogue, le recueil perd une partie de son ton ironique. Les textes sont décontextualisés. Cela permet de ne garder que l’histoire du jeune homme et sa fin tragique.

Deuxièmement, Schubert lisait beaucoup. Il a mis en musique des œuvres de Goethe (que Goethe lui renvoya sans avoir ouvert le paquet). Il paraît donc impossible que Schubert n’ait pas lu Werther, dont le sujet et les thèmes sont très proches de Die schöne Müllerin. Un jeune homme, meunier, ne pense qu’à voyager, il se décide à suivre un ruisseau. Finalement, il voit un moulin briller et il décide de s’arrêter car la fille du meunier lui plaît beaucoup. Mais, la belle meunière, après lui avoir fait penser qu’elle l’aimait, tombe amoureuse d’un chasseur. Le jeune meunier se noie de chagrin et de désespoir.

Les thèmes développés par Müller, bien que traités de manière ironique, sont les thèmes classiques du romantisme : l’amour, la déception, la tristesse, la solitude, la mort, la nature, le voyage et la quête personnelle. En quelque sorte « Trockne Blumen » est le moment ou le jeune meunier comprend, tout comme Werther, qu’il doit mourir. Les fleurs qui lui ont été données par sa bien-aimée, sont sèches, tout comme l’amour qu’elle lui portait est mort. « It became an article of Romantic faith that a pure and natural love could only be fulfilled in death [3]» (Reed 1978:413). Werther et le jeune meunier pensent donc prouver leur amour en commettant chacun un acte irréparable. Sur le plan littéraire la cohérence du cycle est obtenue par le thème du voyage. Le ruisseau accompagne le voyageur sur sa route et lui sert de confident.

Dernièrement, il ne faut pas oublier que lorsque Schubert lisait ces poèmes, il était très malade. Dans une lettre datant de février 1923, il écrit qu’il est malade et qu’il ne peut quitter sa maison :

Kindly forgive me if I am compelled to inconvenience you with another letter so soon, but the circumstances of my health still forbid me to leave the house[4] (New Groove Schubert)

Although Schubert remained circumspect about the nature of his malady, the scattered references to its symptoms during his lifetime suggest that it was almost certainly the venereal disease syphilis[5] (Ibid.). Se voyant malade, il est très probable que Schubert avait une vision plus dramatique, plus romantique des poèmes que celle de Müller, pour lui ces poèmes ne sont pas seulement un passe-temps, un jeu d’un cercle de jeunes intellectuels.

La vie de Schubert se mêle d’une autre manière à la vision romantique de son monde d’artiste et de créateur. Tout comme Werther et le jeune meunier, Schubert ne pouvait vivre sa passion amoureuse avec la femme qu’il aimait : Thérèse Grob. Certains biographes contestent cette relation et son attirance en général pour les femmes mais Schubert écrivit dans une lettre:

I loved someone very dearly and she loved me too […] . For three years she hoped I would marry her; but I could not find a position which would have provided for us both.[6] (Ibid.)

« Schubert’s failure to marry her is explained by Metternich’s Marriage Consent Law, which forbade marriages by males in Schubert’s class unless they could verify their ability to support a family »[7](Ibid.) La lecture romantique de Schubert de l’œuvre de Müller s’explique donc par le choix de poèmes fait par Schubert, son attirance pour la littérature romantique comme celle de Goethe et par conséquent la similitude des sujets entre Werther et Die schöne Müllerin, mais il ne faut pas oublier la dimension autobiographique.

Des vingt-cinq poèmes compris dans Die schöne Müllerin de Müller, Schubert en a retenu vingt. Il a, comme nous l’avons déjà vu, supprimé le prologue et l’épilogue mais aussi: « Das Mühlenleben », « Erster Schmerz , letzter Scherz », et « Blümlein Vergißmein ». Ces vingt poèmes forment à eux seuls un drame avec son propre schéma narratif complet. Il y a une exposition, une apogée et une catastrophe. Les vingt Lieder de Schubert se classent volontiers en cinq groupes de quatre Lied. Mais il faut encore prendre en compte « Das Wandern » qui est musicalement et textuellement, comme nous allons le voir, un prélude; « Pause » et « Mit dem grünen Lautenbande » forment un interlude. « Des Baches WiegenLied » est un postlude.

Dans « Das Wandern » le voyage, la quête du meunier n’a pas encore commencé. Ce Lied parle de voyage mais est éminemment statique. Le jeune meunier explique que tout meunier qui se respecte doit voyager pour être un bon meunier. Le métier de meunier n’est pas un métier de voyageur. Par contre les meuniers travaillaient fréquemment au bord des cours d’eau. L’eau est toujours là, mais voyage sans cesse. L’eau coule. Il semble logique que la direction prise par le cours d’eau soit une invitation au voyage. Le ruisseau entraîne la roue du moulin, elle tourne sur elle-même mais reste sur place. Le Lied avec sa forme strophique tourne aussi sur lui même; il recommence en boucle mais il reste sur place. Le texte défile mais la musique n’évolue pas elle recommence. Pour l’instant, tout comme la musique, le meunier, lui aussi, reste sur place.

Textuellement et poétiquement, « Pause » et « Mit dem grünen Lautenbande » introduisent l’interlude. Le jeune meunier déclare: « Ich kann nicht mehr singen, mein Herz ist zu voll. »[8]. Il explique ensuite les raisons de son impossibilité de chanter avant de se poser la question: « Warum ließ ich das Band auch hängen so lang? »[9]. L’explication qu’il trouve est elle aussi une question: « Oft fliegt’s um die Saiten mit seufzedem Klang. / Ist es der Nachklang meiner Liebespein? »[10] La pause a-t-elle été trop longue? « La douleur de son amour » le presse de se remettre à chanter. Cette douleur semble prédire le destin funeste du jeune meunier.

C’est avec « Mit dem grünen Lautenbande » que le jeune meunier recommence à chanter. Il veut offrir ce ruban vert à sa bien-aimée :

Dann weiß ich, wo di Hoffnunf wohnt,

Dann weiß ich, wo die Liebe thront,

Dann hab ich’s Grün erst gern,

Dann hab ich’s Grün erst gern.[11]

Il n’aimera la couleur verte, couleur de l’espoir que lorsque sa bien-aimée portera le ruban qu’il veut lui envoyer. Ce vert de l’espoir utilisé dans l’interlude se retrouve dans « Die liebe Farbe ». Lorsque « Mit dem grünen Lautenbande » est mis en relation avec « Die liebe Farbe » la couleur verte devient un mauvais présage. Cette couleur verte prédit même la fin tragique de la pièce. Sur les mots:

Grabt mir ein Grab im Wasen,

decket mich mit grünen Rasen:

mein Schatz hat Grün so gern.[12]

Il est possible de reconnaître des motifs de « Mit dem grünen Lautenbande ». Le ton de « Die liebe Farbe » est plus tragique et mélancolique, l’espoir n’est plus. Le chasseur a déjà séduit la belle meunière. Les fioritures enjouées laissent place à une ligne plus droite :

Il est très aisé de voir que les deux mélodies sont très semblables. « Die liebe Farbe », qui est en Si mineur, est plus dramatique, Le jeune meunier commence à être désespéré. La mélodie perd donc ce côté léger et enjolivé de « Mit dem grünen Lautenbande » (Ce Lied est en Si bémol majeur). Nous avons donc une opposition « majeur — mineur » qui se reflète dans le traitement de la mélodie. Il faut encore ajouter que cette utilisation de la même mélodie dans le même cycle et dans deux pièces différentes aux caractères si opposés est une sorte d’utilisation du Leitmotiv avant l’heure, avant Wagner. Le leitmotiv dans sa version enjouée prédit en quelque sorte la fin tragique du meunier et apporte un côté ironique à « Mit dem günen Lautenbande ».

La dernière pièce de cycle est « Des Baches WiegenLied ». Nous retrouvons musicalement la situation initiale du cycle. La différence majeure est que cette fois le meunier est mort et c’est le ruisseau qui parle. Le ruisseau qui est toujours là, qui coule mais reste sur place, qui entraine la roue du moulin, continue à couler. Le meunier a terminé son voyage. Le Lied est de nouveau un Lied strophique.

A ce point de la discussion, et avant de parler de la structure tonale du cycle, il est intéressant de remarquer que si le prélude et les deux interludes et le postlude sont toniquement en dehors de la progression tonale du cycle, le postlude, bien qu’ayant été composé en majeur, n’est pas dans la même tonalité. Le prélude et les deux interludes sont en « Si bémol majeur »; le postlude est en « Mi majeur ». Le meunier ayant voyagé avec, comme seul guide et confident, le ruisseau se retrouve seul avec lui. Les deux sont maintenant réunis. La berceuse protectrice du ruisseau est en « Mi majeur », comme le cycle est en « Sol Majeur », la sus-dominante logique aurait été « mi mineur ». La mort est libératrice pour le Meunier. C’est un moyen de prouver que son amour était véritable. Le ruisseau lui a répondu dans « Der Müller und der Bach », maintenant le ruisseau est seul à parler, à chanter, à protéger le meunier:

Hinweg, hinweg

Von dem Mühlensteg,

Böses Mägdlein, daß ihn dein Schatten nicht weckt![13]

Le ruisseau souhaite au meunier que la mort lui serve de réconfort, que son « sommeil chasse [s]a joie, [s]es chagrins! »:

Gute Nacht, gute Nacht!

Bis Alles wacht,

Schlaf’ aus deine Freude, schlaf’ aus dein Leid![14]

Le meunier peut finalement trouver le repos, grâce au ruisseau qui l’a entraîné dans ce voyage funeste. La berceuse en « Mi majeur » est reposante et crée un effet de surprise. Le ton n’est pas triste mais apaisant. Le mode majeur et les nuances piano du Lied finissent le cycle en douceur, les figures rythmiques répétées sans cesse recréent musicalement l’écoulement calme d’un ruisseau. Le chanteur est bien le ruisseau car sa mélodie suit la même structure rythmique que celle du piano :

L’ « écoulement » de la voix utilise la même structure rythmique que le piano, mais cet exemple, à la deuxième mesure, montre aussi quelques désaccords entre la voix qui « cascade » en croche sur le premier et le deuxième temps alors que le piano suit un rythme pointé comme autant de petites gerbes d’eau qui sortent du cours normal pour y retourner immédiatement.

« Pause » est une pièce à part dans le cycle car elle se situe en dehors de l’action dramatique du cycle. Tout d’abord, mais comme « Das Wandern » et « Mit dem grünen Lautenbande », « Pause » est composé dans une tonalité qui n’appartient pas au cycle : « Si bémol majeur ». Le cycle est lui composé en « Sol majeur ». Comme nous l’avons vu, le titre et le poème lui même sont un appel à la pause bien que cette pause soit plus une pause textuelle et dramatique qu’une pause vocale. Le texte « Ich kann nicht mehr singen, mein Herz ist zu voll. » est dit en chantant et la pièce chantée piano, est tout aussi exigeante quant à la tessiture que les autres pièces du cycle. Si le meunier utilise ce moment comme une pause, ce n’est certainement pas une pause pour le chanteur.

Contrairement à « Pause », « Das Wandern » et « Mit dem grünen Lautenbande » occupent la même position dans le cycle, nous avons vu que « Das Wandern » n’est pas à proprement parler dans l’action dramatique, mais que ce Lied décrit l’envie et les raisons du jeune meunier pour se lancer sur la route. Après « Pause », « Mit dem grünen Lautenbande » a la même fonction que « Das Wandern » : ce Lied permet de rentrer à nouveau dans le développement dramatique du cycle. Le tempo est plus enjoué, plus allant, voire rapide lors des doubles croches. Cela permet de faire la transition et de rentrer dans le tempo Geschwind[15] de « Der Jäger ». Le texte permet aussi de remettre l’action en route. Le jeune meunier n’est pas encore sur la route, il décrit ce qu’il va faire, ou plutôt, ce qu’il voudrait faire : attacher le ruban dans les cheveux de la belle meunière. Le « wo » de la phrase « Dann weiss ich, wo die Hoftnung wohnt, » permet de mettre le jeune meunier en action. Il sait où l’espoir habite, il n’a plus qu’à y aller. Un deuxième « Wohin » pourrait prendre la suite, mais la catastrophe arrive avant : le chasseur.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, le postlude « Des Baches WiegenLied » est triplement hors du cycle. Si le prélude et les deux interludes avaient en commun la même tonalité qui se trouvait être en dehors du reste du cycle, « Des Baches WiegenLied » est écrit dans une tonalité qui est hors du cycle bien qu’en étant pratiquement la relative mineure. Ou dit autrement, c’est la « gamme parallèle »[16] de « mi mineur ». Cela permet au compositeur d’intégrer le postlude dans le voyage du meunier sans pour autant l’inclure en tant qu’action. L’action est déjà terminée, le meunier est mort.

La tonique de l’œuvre est énoncée dans la deuxième pièce du cycle: « Sol majeur ». C’est à partir de cette pièce que l’action prend forme : le meunier commence son voyage. Selon Thomas Archer dans « The Formal Construction of Die Schöne Müllerin », il est possible d’interpréter la structure tonale de ce cycle comme une forme sonate. Pour cela il faut, comme nous l’avons fait, exclure le prélude, les interludes et le postlude, bien que ce dernier puisse être vu comme une coda ou une simple explication de la situation finale de l’œuvre.

« Wohin ?» est donc en « Sol majeur ». Ce Lied, contrairement au premier Lied du cycle n’est pas un Lied strophique. C’est un Lied « durchkomponiert »[17]. Ce lied amène le chanteur et les auditeurs sur le chemin entrepris par le jeune meunier. Des sextolets sont continuellement joués à la main droite du piano contre un rythme binaire, principalement en noir, joué à la main gauche. Le tempo modéré semble extrêmement rapide, car les sextolets de doubles croches donnent une impression de rapidité et d’agilité. La pièce est jouée principalement piano avec des passages pianissimi et quelques contrastes crescendo. Tous ces éléments reproduisent à merveille, l’écoulement d’un petit ruisseau. Le son léger et agréable se renforce par moment lors de petites chutes, diminue au détour d’un chemin, mais reste présent. Le clapot de l’eau est rapide et régulier comme les sextolets. Des éléments qui pourraient rappeler un semblant de forme strophique apparaissent. Mais il s’agit plus d’une exposition à la manière d’une sonate avec une ré-exposition partielle des thèmes à la fin de la pièce. Il est clairement possible d’entendre un premier thème, immédiatement répété dans les dix premières mesures. « Ich weiß nicht, wie mir wurde, nicht wer den Rat mir gab, »[18] aurait pu, dans une forme sonate classique servir de pont vers le deuxième thème. Ce n’est pas le cas car le thème suivant est énoncé, lui aussi à la tonique et non à la dominante. Néanmoins, les qualités durchkomponiert du Lied apparaissent. La ligne vocale suit le texte et descend dans les graves. Le jeune meunier déclare à ce moment là qu’il « muß[…] auch hinunter mit [seinem] Wanderstab. »[19] Ce thème est lui aussi répété. Le meunier descend avec le ruisseau qui, lui, continue sa route paisiblement en sextolets de doubles croches.

Après cette quasi-exposition, ce qui est une sorte de développement commence. « Hinunter und immer weiter, und immer dem Bache nach, »[20] est le texte de ce début de développement. La ligne vocale ne suit pas vraiment l’intention du meunier, mais c’est l’accompagnement, métaphoriquement le ruisseau, qui descend dans le grave. Le développement continue jusqu’à la réexposition d’un thème qui nous est familier: le deuxième. Le premier thème ne réapparaît que de manière furtive et tronquée dans les dernières mesures de la pièce. Le premier lied qui met en place la tonalité de tout le cycle le fait en utilisant vaguement une forme dont les auditeurs ont l’habitude. Pour affirmer la tonalité, ou pour bien faire comprendre que ce lied n’est que le premier thème du cycle, le deuxième thème du Lied n’est pas exposé à la dominante, mais à la tonique. La majorité du Lied est d’ailleurs en « Sol majeur ».

Le troisième Lied du cycle est déjà une « Halte! ». Cette pièce est écrite en « Do majeur » c’est donc la sous-dominante. Dans la forme sonate, le deuxième thème, lorsque la tonalité est majeure, devrait être à la dominante. Le ton du Lied est conquérant. Le jeune meunier voit un moulin et il semble évident qu’il veut s’y rendre :

Ei willkommen, ei willkommen,

Süßer Mühlengesang!

Und das Haus, wie so traulich!

Und die Fenster, wie blank![21]

Le son du moulin est le « bienvenu », ou ne serait-ce pas le jeune meunier qui se sent le bien venu dans cette maison qu’il trouve déjà confortable sans y avoir jamais mis les pieds. Le ton de ce Lied est très proche de « Der Jäger ». La forme est différente. « Der Jäger » est un Lied strophique, « Halte! » est durchkomponiert. Le meunier est heureux dans « Halte! » et malheureux et apeuré dans « Der Jäger ». C’est en comparant les deux Lieder que la tonalité du premier prend tout son sens. En voyant le moulin, le jeune meunier voit l’élément déclencheur. Ce moulin est pour lui une sorte de refuge, il semble même déjà savoir qu’il y a une belle meunière qui l’attend. Dans « Danksagung an den Bach » il déclare: « Zur Müllerin hin! »[22], comme s’il savait déjà qu’elle était là. Ce semblant de stabilité est la première complication de la pièce. Ce n’est donc pas encore la stabilité. La dominante qui marque l’apogée du cycle et le moment où la plus grande stabilité est établie se produit juste avant l’interlude. C’est « Mein » qui est écrit en « Ré majeur ». Le chasseur est la deuxième complication de ce cycle. La belle meunière est séduite. Son arrivée est vue par le jeune meunier, de la même manière que la sienne : conquérante. Les deux Lieder sont donc mis en relation thématiquement mais aussi grâce aux tonalités. Schubert fait appelle à la tonalité parallèle de « Do majeur » — « do mineur » — pour exprimer les craintes et la tristesse naissante du meunier.

Nous avons déjà mentionné que ce Lied est « durchkomponiert ». Schubert utilise, à la main gauche de l’accompagnement, des groupes ascendants et descendants de doubles croches pour reproduire le bruit des roues du moulin que le meunier peut discerner.

Le lecteur de la partition peut même pratiquement discerner un arc de cercle visuel dessiné par les croches. La main droite est toujours le ruisseau. La métaphore en double croche continue. Le murmure du ruisseau est bien là et ressemble beaucoup à celui de « Wohin? ». Par contre il n’y a plus d’opposition rythmique entre les deux mains. Les roues tournent en mesure avec le ruisseau. La main droite entraîne le retour régulier de ces roues. Le grondement est clairement discernable dans ce murmure.

« Danksagung an den Bach » est un retour à la tonique. Le meunier rencontre la meunière. Il est engagé, tout semble pour le mieux. Ce retour à la tonique permet de rentrer dans une sorte de répétition de l’exposition. Bien sûr les mêmes Lieder ne sont pas rejoués, mais des éléments présents dans les deux « thèmes » sont bien là. Le ruisseau coule toujours en double croche et continue d’accompagner le jeune meunier :

Tout est plus calme dans ce Lied. Les roues sont beaucoup plus discrètes. La roue tourne et c’est la suite logique de l’entraînement par le courant du ruisseau. Le mordant est la seule réminiscence du grondement des roues. Autrement, elle semble tourner régulièrement et calmement.

Le développement commence avec « Am Feierabend ». Le jeune meunier veut être remarqué par la meunière. Avant la reprise du début du Lied, elle souhaite « Allen eine gute Nacht ».[23] Il n’a pas le droit à une attention particulière de sa part. La soirée n’est pas très joyeuse pour le jeune meunier. Schubert utilise donc une tonalité mineure: la relative mineure de la sub-dominante. Ce premier moment de tristesse est donc mis en relation avec « Halt! ». La déception du meunier est d’autant plus grande lorsque la belle meunière prononce: « Allen eine gute Nacht ». Schubert nous rappelle la tonique principale du Lied mais en la faisant apparaître dans la gamme parallèle: « sol mineur ».

Le curieux devient impatient. De « la mineur » le cycle passe à « La majeur ». L’impatience du jeune homme se traduit par le climax vocal du cycle. A plusieurs reprises le ténor chante des « La ». Dans cette pièce, le piano semble impatient. Il court et le chanteur doit toujours le rattraper. Cette impression est réalisée par plusieurs procédés:

The sense that the accompaniment and the voice are here, so to speak, out of phase, is conveyed not simply by the differing phrase lengths, the 3 x 2/4 of the voice counterpointed against 2 x 3/4 of the accompaniment. The voice reaches the harmonic arrival points one beat behind the piano as though hurrying to catch up. When, at the climax — ‘Dein ist mein Herz’ — this ambiguity is resolved, and voice and piano join forces, the effect is overwhelming.[24] (Reed 1978:418)

« Ungeduld » est donc un climax vocal avant le climax dramatique du cycle. Le jeune meunier est au sommet de ses doutes. « Morgengruss » est là pour apaiser les tensions de la soirée. Ses doutes n’ont pas disparu, mais le meunier est plus calme.

Le climax dramatique correspond aussi au climax tonal de l’œuvre. Finalement la dominante s’installe durablement : « Ré majeur ». Le bonheur du jeune meunier est complet : « Die geliebte Müllerin ist mein! »[25]. Le bonheur du meunier ne dure pas longtemps. Comme nous l’avons montré, l’interlude est un moment de repos en dehors de l’action principale du cycle. Mais cet interlude préfigure les malheurs à venir.

Après l’exposition et le développement, l’auditeur s’attend logiquement à trouver la réexposition de l’œuvre. Cette réexposition, est plutôt une seconde exposition. Dans la première le jeune meunier nous était présenté entreprenant son voyage et arrivant au moulin qui fera son bonheur ; la seconde expose l’arrivée du chasseur et la jalousie du meunier. Schubert n’utilise pas la tonique pour cette réexposition, mais il oppose fortement « Halt! » en « Do majeur » et « Danksagung an den Bach » en « Sol majeur » avec « Der Jäger » en « Do mineur » et « Eifersucht und Stolz » en « Sol mineur ». Les sujets sont en opposition, les tonalités aussi.

Dans « Der Müller und der Bach » Schubert module gentiment de « sol mineur » à « Sol majeur ». La tonique est retrouvée, le cycle est complet. Dans « Wohin ?» le ruisseau commence en « Sol majeur » et entraîne le meunier à la dominante lorsqu’il commence à chanter à la levée de la troisième mesure. Dans « Der Müller und der Bach » le ruisseau introduit à nouveau la tonique mais pas avec l’accompagnement, c’est la voix commençant sur la levée qui le fait. Le « Si bécarre » introduit la nouvelle tonalité, sans toutefois la nommer. C’est quand l’accompagnement entre que la nouvelle tonalité s’établit. Le meunier retrouve la tonique lors qu’il prononce : « Ach unten, da unten die küle Ruh! Bächlein, liebes Bächlein, ».

Die schöne Müllerin est une œuvre romantique. Son texte, son sujet et les thèmes développés en sont la preuve. Die schöne Müllerin est aussi un cycle de Lieder conçu comme un cycle. Chaque Lied a une place unique et ils sont tous nécessaires pour obtenir la cohérence de l’ensemble. De part son histoire, Schubert a été fortement influencé par les maîtres de la période classique. Dans Die schöne Müllerin, il a su utiliser et transcender les formes, particulièrement la forme sonate, utilisées par ses prédécesseurs. Le résultat est une nouvelle forme d’expression qui inspirera, d’abords Schubert lui-même avec Die Winterreise et Schwanengesang (posthume), et les compositeurs romantiques en général.

[1] Soixante-dix-sept poèmes dans les papiers posthumes d’un corniste (ma traduction)

[2] Je vous convoque, belles dames et sages maîtres, vous qui aimez la vue et le son des belles choses, à une pièce complètement nouvelle dans un style complètement nouveau ; tournée et garnie de naïveté, renforcée avec la noble rugosité allemande, effrontée comme une bande de camarades dans la ville, c’est peut-être un peu pieux pour le cercle familial. (ma traduction)

[3] Il est devenu un article de foi romantique que l’amour pur et naturel ne pouvait être respecté que dans la mort (ma traduction)

[4] Veuillez me pardonner si je suis obligé de vous déranger avec une autre lettre si tôt, mais les circonstances de ma maladie, m’interdisent encore de quitter la maison. (ma traduction)

[5] Bien que Schubert soit resté discret sur la nature de sa maladie, les références à ses symptômes disséminées au cours de sa vie indiquent qu’il s’agissait presque certainement de la syphilis, maladie vénérienne. (ma traduction)

[6] J’ai aimé quelqu’un de très cher, et elle m’aimait aussi …. Pendant trois ans, elle espérait que je l’épouse, mais je n’ai pas pu trouver une position qui leur aurait permis de vivre tous les deux. (ma traduction)

[7] L’impossibilité pour Schubert de l’épouser s’explique par la loi de consentement du mariage de Metternich, qui interdisait aux hommes de la classe sociale de Schubert de se marier sauf si il était vérifiable qu’il avait les moyens de subvenir aux besoins d’une famille.

[8] Je ne peux plus chanter, mon cœur est trop plein. (ma traduction)

[9] Pourquoi ai-je laissé le ruban pendre si longtemps ?. (ma traduction)

[10] Souvent il vole sur les cordes avec un son triste. / Est-ce l’écho de la douleur de mon amour? (ma traduction)

[11] Alors je saurai où l’espoir habite / Alors je saurai où l’amour trône / Alors j’aimerai vraiment le vert, / Alors j’aimerai vraiment le vert. (ma traduction)

[12] Creusez ma tombe dans le gazon, / Recouvrez-moi d’herbe verte: / Ma bien-aimée aime tant le vert. (ma traduction)

[13] Va-t-en, va-t-en, / Par le pont du moulin / Méchante fillette, que ton ombre ne le réveille pas. (Ma traduction)

[14] Bonne nuit, bonne nuit, / jusqu’à ce que tout s’éveille / Que ton sommeil chasse ta joie, tes chagrins ! (Ma traduction)

[15] Rapidement

[16] En anglais le terme est Parallel Keys. Robert Gauldin, dans « Harmonic Practice in Tonal Music », donne la définition suivante: « Parallel keys [..] share the same tonic, but differ in mode and thus in the notes of their scales. » (Gauldin 1997:33). « Les gammes parallèles partagent la même tonique mais leur mode est différent et ainsi les notes les composant sont aussi différentes. » (ma traduction).

[17] « Une relation très étroite peut s’instaurer entre texte et musique car celle-ci exprime chaque détail du texte mais se trouve à son tour mise en valeur par le texte lui-même. » (Michels 1988:117)

[18] Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, / ni qui me donna l’idée, (ma traduction).

[19] Qu’il doit aussi descendre avec lui avec son bâton de marche. (ma traduction).

[20] Plus bas et toujours plus loin, Et toujours à la suite du ruisseau.(ma traduction)

[21] Sois le bienvenu, sois le bienvenu / Doux chant du moulin / Et la maison, comme elle est confortable, / Et la fenêtre comme elle est brillante ! (ma traduction)

[22] Allons voir la meunière (ma traduction)

[23] A tous une bonne nuit. (ma traduction)

[24] Le sens que l’accompagnement et la voix sont ici, pour ainsi dire, hors phase, est transmis non pas simplement par la longueur différente des phrases, 3 x 2 / 4 de la voix en contrepoint contre 2 x 3 / 4 de l’accompagnement. La voix atteint les points d’arrivée harmonique un temps derrière le piano comme si elle était pressée de le rattraper. Lorsque, à l’apogée — « Dein ist mein Herz » — cette ambiguïté est résolue, voix et piano unissent leurs forces, l’effet est prenant.

[25] La meunière bien-aimée est à moi ! (ma traduction)

Bibliographie

  1. Agawu, Kofi. “Theory and Practice in the Analysis of the Nineteenth-century ‘Lied’.” Musical Analysis 11:1 (1992): 3–36.

2. Archer, Thomas. “The Formal Construction of ‘Die Schöne Müllerin’. Musical Quarterly. 20:4 (1934): 401–407.

3. Boughton, Rutland. “Schubert and Melodic Design.” The Musical Times. 69:1029 (1928): 977–980.

4. Gauldin, Robert. Harmonic Practice in Tonal Music. New York: W.W. Norton and Company, 1997.

5. McNamee, Ann K. “The Role of the Piano Introduction in Schubert’s Lieder.” Music Analysis 4:1 (1985):95–106.

6. Michels, Ulrich. Guide Illustré de la Musique. Trad. Jean Gribenski, Gilles Léothaud. 2 vol. Paris: Fayard, 1990.

7. Reed, John. “Die Schöne Müllerin’ Reconsidered.” Music & Letters. 59:4 (1978): 411–419.

8. Schubert, Franz. Lieder: Heft 1 Die schöne Müllerin op.25. Urtext der “Neuen Schubert-Ausgabe”: hohe Stimme (Originallage). Basel: Bärenreiter-Verlag, 1977.

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